Peut-on rire de tout ? L'éternelle question s'est reposée après les attentats qui ont décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Tandis que des millions de Français manifestaient pour défendre la liberté d'expression, certains sur les réseaux sociaux se sont étonnés que celle-ci soit "à deux vitesses", pointant l'outrance de certaines caricatures publiées dans l'hebdomadaire satirique. Mais en la matière, tout est affaire de droit. "La liberté d'expression est une notion subtile, et c'est cette subtilité qui fait que des esprits non avertis et un peu emportés estiment qu'il y a deux poids, deux mesures, nous explique l'avocat Henri Choukroun. Il y a des limites clairement posées par le code pénal mais ensuite, c'est aux tribunaux de faire la balance avec ce qui relève de la liberté d'expression proprement dite."
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Liberté d'expression vs incitation à la haine
En écrivant lundi sur son compte Facebook se sentir "Charly Coulibaly", Dieudonné s'est ainsi attiré l'ouverture d'une enquête pour "apologie du terrorisme". Mercredi, il a été placé en garde à vue. Celui qui a déjà été condamné plusieurs fois pour antisémitisme a plaidé qu'il ne cherchait "qu'à faire rire", mais cette défense risque une nouvelle fois de laisser la justice de marbre. Il ne faut pas confondre la liberté d'opinion avec l'antisémitisme, le racisme, le négationnisme", a aussitôt réagi Manuel Valls. "Dieudonné tombe clairement sous le coup de la loi avec de tels propos", estime également maître Choukroun, soulignant que c'est au tribunal de "départager la liberté d'expression et la provocation à commettre tel crime ou délit". Dès 1978, rappelle-t-il ainsi, Libération avait invoqué le droit à l'humour pour défendre un article dans lequel le journal commentait favorablement le vol d'une bijouterie, souhaitant que le "cambrioleur ne se fasse jamais piquer" pour un tel "coup". Mais la Cour de cassation l'avait bien condamné.
Le droit français réprime en effet la provocation à commettre diverses infractions, et en particulier les incitations à la haine, à l'injure ou à la violence raciale ou religieuse, notamment via l'article 24 de la loi de 1881. Celui-ci prévoit une peine d'emprisonnement d'un an et jusqu'à 45 000 euros d'amende. En ce qui concerne l'apologie des actes de terrorisme, les sanctions ont récemment été renforcées par la loi du 13 novembre 2014, qui prévoit jusqu'à 7 ans d'emprisonnement et 100.000 euros d'amende si les faits ont été commis en utilisant internet. C'est d'ailleurs en s'appuyant sur ce nouveau dispositif du code pénal que plusieurs tribunaux ont condamné ces dernières heures à de la prison ferme des hommes ayant crié "vive la Kalach" ou cautionné, face aux forces de l'ordre, le meurtre d'un policier par les frères Kouachi.
Pas de délit de blasphème en France
De son côté, Charlie Hebdo est dans son bon droit en publiant à nouveau mercredi une caricature de Mahomet sur sa une. Si de nombreuses autorités musulmanes ont reproché à l'hebdomadaire de se livrer à "des blasphèmes" au travers de ces dessins du prophète, dont l'islam interdit toute représentation, le délit de blasphème n'existe plus en France depuis la Révolution (sauf en Alsace-Moselle). Le journal, poursuivi pour "injure envers un groupe de personnes en raison de sa religion" après la publication des premières caricatures de Mahomet en 2006, avait d'ailleurs été relaxé.
La justice avait en effet estimé que ces caricatures, "qui visent clairement une fraction et non l'ensemble de la communauté musulmane, ne constituent pas l'injure, attaque personnelle et directe dirigée contre un groupe de personnes en raison de leur appartenance religieuse et ne dépassent pas la limite admissible de la liberté d'expression". "A partir du moment où le journal caricature un prophète mort il y a 1.400 ans, pour faire de l'humour qu'on apprécie ou pas, et pour dénoncer le terrorisme, cela ne tombe pas sous le coup de la loi", commente maître Choukroun. Et ce n'est pas prêt de changer. A la tribune de l'Assemblée mardi, Manuel Valls a réaffirmé que le délit de "blasphème n'est pas dans notre droit" et "ne le sera jamais".